Nous sommes constamment confrontés à notre histoire. Celle de nos cultures et de nos traditions. Celle de nos familles. Celle de nos relations personnelles. Est-il possible – ou souhaitable – d’échapper à l’inextricable toile de nos préoccupations passées ?
Jesse Eisenberg s’attaque à ces questions avec curiosité, humour et perspicacité dans son nouveau film légèrement ficelé, A Real Pain. Pour son deuxième long métrage en tant que scénariste et réalisateur, il fait preuve d’une admirable réserve lorsqu’il s’agit d’apporter des réponses définitives.
David (Eisenberg) et Benji (Kieran Culkin) sont des cousins d’une quarantaine d’années, presque du même âge. Proches durant leur jeunesse, ils ont cependant pris des chemins très différents au fil du temps.
David, le nerd bien rangé, a trouvé un équilibre dans une vie professionnelle et familiale sécurisante, bien que peu remarquable, à Brooklyn. En revanche, Benji, plus instable, navigue sur un chemin bien plus précaire sur les plans social, financier et émotionnel. Les deux cousins se retrouvent pour un voyage en Pologne en mémoire de leur grand-mère récemment décédée, une survivante de l’Holocauste avec qui ils étaient tous deux, surtout Benji, très liés.
Ils s’inscrivent à une visite guidée avec James (Will Sharpe), un guide non juif diplômé d’Oxford. Ils sont rejoints par Marcia, une “lady who lunches” récemment divorcée (Jennifer Grey), un couple de retraités (Liza Sadowy et Daniel Oreskes) ainsi qu’Ologe (Kurt Egyiawan), un survivant du génocide rwandais.
Ologe est le seul membre du groupe à avoir vécu directement les atrocités du massacre ethnique. C’est une des nombreuses ironies subtilement présentes dans le film que le seul converti du groupe (l’alois Ologe) soit également celui qui s’engage le plus activement envers la culture juive. Les Américains nés juifs, quant à eux, semblent n’expérimenter leur héritage qu’à travers le prisme du tourisme lié à la douleur de l’Holocauste.
À mesure que le film suit l’itinéraire de la visite à travers Varsovie, Lublin et le camp de la mort de Maïdanek, l’exploration des “réalités de la douleur” commence à se cristalliser.
Au début, la douleur est filtrée par la nature bien délimitée du tourisme moderne – c’est tout aussi vrai pour les visites des sites liés à l’Holocauste que pour l’hédonisme d’un pour cent décrit dans The White Lotus de HBO.
La direction de Michal Dymel sublime les images de la campagne polonaise et des nœuds ferroviaires, évoquant subtilement les célèbres paysages du chef-d’œuvre de Claude Lanzmann, Shoah (1985). Mais les traumas visibles et les blessures non cicatrisées enregistrées par Lanzmann dans les années 70 sont absents de la Pologne contemporaine, cosmopolite. À la place, on trouve des restaurants “héritage” juifs où le dîner est servi aux sons d’une version pianistique de Hava Nagila, ainsi que l’exécution cérémonieuse de rituels populaires comme le fait de placer des pierres sur les tombes juives.
Guidés par James, informé et consciencieux mais finalement détaché, les touristes performe leur judaïté dans des limites tacites mais reconnues, que ce soit envers la Pologne, l’histoire juive, entre eux, et même face à eux-mêmes.
Les horreurs de Maïdanek paraissent également bien régulées dans le cadre muséologique du camp, faisant écho à l’observation similaire de Jonathan Glazer sur Auschwitz-Birkenau dans le film de l’année dernière, The Zone of Interest.
La “véritable douleur” de Benji
Au sein de cette culture de mémoire atténuée et routinière, le comportement imprévisible de Benji donne lieu à de petites éruptions de “véritable douleur”, à la fois dérangeantes et troublantes.
Benji se pose en révélateur de vérité, provocateur et agent de catharsis. Il défie James sur son style factuel et prétentieux. Il éclate en sanglots après la visite de Maïdanek. Dans une scène inspirée et hilarante, il dénonce l’indignation morale des Juifs voyageant en première classe sur les mêmes chemins de fer qui ont conduit leurs ancêtres à la mort.
David, sentant son cousin enfreindre des protocoles sociaux, est scandalisé. Mais son indignation laisse place à la confusion lorsque les provocations de Benji sont acceptées, voire adoptées par les autres membres de la visite.
La performance brillante de Culkin rappelle sa transformation sauvage en Roman Roy dans Succession. Cependant, ici, il ajoute une couche d’empathie sincère qui, comme David le reconnaît, permet à Benji de rayonner dans une pièce et d’être accueilli presque malgré lui par ceux qui l’entourent.
Au fil du film, Eisenberg commence à déconstruire subtilement la dynamique entre les cousins. Les accès de colère de Benji présentent un côté agressif et destructeur, notamment lorsqu’ils sont dirigés contre David. Il n’est pas certain que leur relation avec leur grand-mère ait été aussi simplement aimante qu’il le dépeint après sa mort, peut-être par besoin.
De son côté, David n’est pas simplement le personnage ennuyeux de Benji. La profondeur du sentiment contradictoire dans son amour impuissant, son agacement et sa colère pour son cousin tumultueux résonnera chez quiconque a lutté avec un membre de la famille touché par des troubles mentaux.
En fin de compte, c’est ici que se trouve la “vraie douleur” dans le film. La douleur silencieuse de David est-elle moins légitime lorsqu’elle est confrontée à de tels monceaux d’atrocités historiques ? De même, la réaction théâtrale de Benji face à Maïdanek est-elle une expression authentique de deuil, une performance de chagrin, ou une appropriation d’un traumatisme collectif pour canaliser sa propre souffrance personnelle ?
Lorsque, en guise de dernier acte en Pologne, les cousins visitent le lieu de naissance de leur grand-mère et laissent des pierres sur le seuil, un voisin polonais compatissant mais pragmatique souligne que cela pourrait représenter un danger pour l’actuel résident âgé de la maison.
Ce moment pose la question de ce qui, le cas échéant, devrait primer : une histoire culturelle violemment amputée à laquelle ses héritiers se sentent moralement tenus de se souvenir ? Ou les besoins et les exigences actuels, qui ne peuvent pas demeurer indéfiniment dans l’ombre des ténèbres de l’histoire ?
Différentes douleurs doivent-elles rivaliser, ou peuvent-elles d’une manière ou d’une autre contribuer à apaiser l’une l’autre ? La grande force du film subtil et délicat d’Eisenberg réside dans sa capacité à poser de telles questions sans suggérer, encore moins imposer, des réponses simplistes.
Notre point de vue
Dans un monde où les cicatrices du passé pèsent lourd sur le présent, A Real Pain nous invite à réfléchir sur notre rapport à l’histoire et à la mémoire. Plus qu’un simple voyage physique, le trajet de David et Benji à travers la Pologne symbolise une quête d’identité face à un héritage douloureux. Nous devons interroger la manière dont nous abordons notre histoire personnelle et collective, apprendre à écouter non seulement nos propres souffrances, mais aussi celles qui nous entourent. La douleur, qu’elle soit individuelle ou collective, ne devrait pas devenir une compétition, mais plutôt un catalyseur pour la compréhension et la compassion entre les générations. À travers cette exploration narrative, l’œuvre de Jesse Eisenberg met en lumière l’importance de la vulnérabilité dans la régénération des liens familiaux et sociaux. Nous augurons que cette approche permettra non seulement de la guérison personnelle, mais aussi d’une véritable prise de conscience entre les communautés.